LA MÉCANIQUE DES PASSIONS – Alain EHRENBERG, Odile Jacob, 2018.

Après une séance de remédiation cognitive, un patient souffrant de schizophrénie déclare au psychologue en charge du traitement : « Avant j’étais un handicapé, mais grâce à notre travail, j’espère devenir un handicapable».

En quelques décennies, les découvertes et les applications dans le domaine des neurosciences cognitives ont été impressionnantes. Dans ce livre brillant et très bien documenté, Alain EHRENBERG en analyse les conséquences pour le monde du soin et pose la question des limites de ce que l’on peut en attendre.

Deux évolutions technologiques majeures y ont contribué : d’abord les progrès de l’imagerie cérébrale puis, dans un deuxième temps, ceux de la numérisation des données de ces recherches. Le maître mots de ces approches sur le plan thérapeutique est celui de remédiation cognitive pour la prise en charge de certaines pathologies mentales, définies désormais comme un dysfonctionnement des capacités neurocognitives du sujet à s’adapter au monde.

Dans le cas de la schizophrénie, par exemple, il y aurait 3 catégories de troubles :

– Les troubles neuro cognitifs (attention, mémoire, fonction exécutive)

– Les troubles de la cognition sociale (perception, compréhension émotionnelle, théorie de l’esprit, connaissances sociales)

– Les troubles métacognitifs (la réflexivité, la décentration, l’habileté stratégique)

Indépendamment de leurs rôles supposés dans la genèse des symptômes, ils sembleraient jouer un rôle important dans les difficultés relationnelles des patients, c’est-à-dire au niveau de leurs interactions sociales. L’acquis conceptuel majeur concerne la capacité du cerveau à se modifier lui-même grâce à la plasticité synaptique.

Depuis les années 80, ces techniques se sont en effet développées à mesure que les patients psychiatriques lourds se voyaient peu à peu suivis en ambulatoire. Pour le dire simplement, leurs troubles ne sont plus maintenant considérés comme des incapacités mais comme des capacités différentes, une sorte de neuro divergence (dont l’autisme est le meilleur exemple). Ils concernent les circuits cérébraux relatifs au domaine de la cognition, de l’émotion et du comportement. Cette perspective thérapeutique nouvelle s’appuie sur le principe que le cerveau-individu est porteur de la valeur sociale fondamentale de l’autonomie : il se révèle avoir – pour autant que l’on sait le stimuler correctement – la capacité à être l’agent de son propre changement !

A priori, il pourrait s’agir d’une étape importante dans les stratégies de soin. Mais, les cliniciens ayant travaillé depuis déjà plusieurs années de cette façon nous précisent que :

– Cette approche ne remplace pas la psychothérapie car elle n’intègre ni l’histoire du sujet ni son contexte relationnel familial

– Elle ne remplace pas non plus les traitements médicamenteux qui demeurent indispensables dans les situations de crise, bien qu’elle améliore son adaptabilité, ce qui est parfois décisif pour certains patients.

– D’un point de vue plus général, elle ne prend pas en compte la singularité de la personne (ses motivations, son contexte interpersonnel, etc), ce qui présente le risque potentiel de la faire évoluer vers des objectifs …normatifs.

Ajoutons à cela que la validité des conceptions neurocognitives reste encore très hypothétique, comme le philosophe Denis FOREST nous le précise à propos des neurones miroirs :

« A ce jour, il n’existe aucune réponse entièrement probante ni unanimement acceptée à la question fondamentale de savoir si l’activation des neurones miroirs est une condition ou une conséquence de la reconnaissance du geste. Autre question en suspens, celle du caractère inné ou acquis des propriétés de ces neurones (l’animal apprend-il à associer perception et exécution en s’observant lui-même ? »

Tout cela n’empêche pas pourtant que l’étape suivante dans les labos de recherche et les services de soins commence déjà à se profiler : il s’agit de l’arrivée de l’intelligence artificielle :

« Pour les personnes particulièrement dépourvues de compétences relationnelles et sociales, comme les schizophrènes et les autistes, la réalité virtuelle et les robots sociaux offrent des perspectives. Certaines d’entre elles peuvent être étendues aux anxieux et aux dépressifs avec les programmes thérapeutiques informatisés (…). Ces programmes possèdent le double avantage de permettre des entraînements dans des situations proches du monde réel, où il est possible de déployer simultanément différentes modalités d’action, sensorielles, visuelles, etc, et que l’on appelle l’approche multimodale, tout en conservant les avantages du dispositif expérimental pour mesurer simultanément l’activité cognitive (psychologique) et cérébrale. Ils représentent un domaine à la croissance époustouflante : l’informatique émotionnelle (affective computing)».

Mieux même : le domaine de la thérapie assistée par robot (projet ALIZ-E du 7ème programme cadre européen pour les enfants atteints de troubles autistiques) : « Ils peuvent être conçus pour toute sorte de rôles : attirer l’attention et la maintenir, faciliter l’imitation, stimuler l’attention conjointe, etc. Ils permettent aux enfants d’apprendre en même temps à exprimer leurs émotions et à reconnaitre celles d’autrui».

Notre société (et donc la communauté des soignants et des patients) s’engage peu à peu dans un paradoxe redoutable : plus on augmente la connaissance sur le fonctionnement du cerveau et le développement de techniques de soin qui s’appuient sur ces connaissances, plus la contextualisation et la connaissance de l’histoire (c’est-à-dire la singularité des personnes) s’imposent pour en comprendre la complexité ! Car, plus les systèmes de communications et d’échanges deviennent omniprésents, plus sa solitude et son identité fragile émerge… comme une évidence.

Ma seule réserve par rapport au travail d’EHRENBERG concerne le fait qu’à aucun moment (et dans aucun de ses précédents livres) il n’évoque les approches (éco) systémiques pour analyser cette complexité. Ses arguments philosophiques, anthropologiques et sociologiques plaident pourtant en ce sens lorsqu’il dit : « Aucun comportement observable ne peut être compris sans la médiation de codes communs fournissant les principes de la conduite, et donc ceux de l’inconduite, principes qui sont formulés à travers le langage que se donne une société et sans lequel il est impossible d’accéder au sens même du comportement».

Peut-on penser l’individu sans la globalité ? Ses seules ressources intérieures n’auraient aucun sens s’il n’y avait pas simultanément quelqu’un d’autre pour décupler ses forces, comme la petite Lale nous le montre dans MUSTANG, le superbe film de Deniz Gamze Ergüven. Cette enfant cloitrée avec ses quatre sœurs dans une maison familiale où les adultes veulent les marier suivant la tradition, gagne en effet sa liberté en allant retrouver son institutrice à Istanbul…

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